68
Le médecin qui examina le corps de Donovan avait une cinquantaine d’années, un visage allongé, strié de rides profondes, des sourcils foisonnants, du même gris que ses cheveux bouclés.
— C’est tout ce que je peux dire. Il est mort égorgé. On a planté la lame violemment dans sa gorge, presque à l’os, et on a tiré jusqu’à lui arracher tout le devant du cou.
— Il n’aura pas pu crier ? demanda Frewin.
— Ça non, certainement pas.
— En revanche il y a eu une projection importante de sang, n’est-ce pas ?
Le médecin approuva. Frewin était intrigué par ce fait. Il n’avait pas pris le temps d’y réfléchir, perturbé par la mort de ses hommes. Pourtant, si le tueur s’était tenu au-dessus de Donovan pour l’égorger, il avait été aspergé, c’était une évidence. Or ils n’avaient retrouvé qu’une seule flaque de sang en dehors de la chambre. Pour quelqu’un qui devait en être couvert, c’était peu. Qu’avait-il fait ? Nettoyé derrière lui ? Certainement pas, ils auraient remarqué les marques au sol. Il ne s’était pas changé, ils n’avaient rien vu. Alors comment pouvait-il fuir dans un couloir sans laisser de sang dans son sillage ?
Il a attendu. Le sang a séché sur lui. Et la petite tache devant la porte ? Le sang sur ses chaussures ou sur l’arme avant qu’il ne la range...
Cela signifiait que le tueur était rentré dans ses quartiers avec ses affaires souillées. Et personne pour le remarquer ?
— L’arme est certainement un couteau de chasse assez long, à lame large, précisa le médecin.
— Comme celui des soldats ?
— Tout à fait.
Frewin vit par-dessus l’épaule de son vis-à-vis la silhouette d’Ann qui écartait un rideau pour entrer dans cette salle d’opération improvisée. Il remarqua aussitôt l’excitation qui l’animait.
— Je dois vous parler, tout de suite, dit-elle. Frewin remercia le médecin et la rejoignit.
— Qu’y a-t-il ?
— Il faut que vous voyiez ça, se contenta-t-elle de répondre. Elle l’entraîna jusqu’au quatrième où elle prit une bougie pour le conduire jusqu’à la cellule du fond que personne n’occupait. Elle le fit entrer et referma la porte. Les deux visages se rapprochèrent de la flamme, leurs traits lissés par ses caresses orange.
— Regardez, lança Ann en posant la bougie sur le sol.
Ils attendirent quelques secondes avant de constater que la flamme dansait en penchant régulièrement vers l’intérieur de la pièce. Les oscillations s’accélérèrent jusqu’à menacer de la souffler.
— Il y a un courant d’air, comprit Frewin. Le passage est ici. Ann n’attendit pas plus longtemps. Elle fonça sur l’armoire qu’elle ouvrit pour tirer sur l’angle en haut à droite. Le fond pivota sur un trou béant et obscur.
— Vous êtes brillante.
— J’étais dans ma chambre, la bougie à la main, lorsque j’ai pensé à sonder les salles en laissant la flamme m’indiquer ce qu’elle percevait. Et voilà !
— Vous êtes déjà descendue..., devina-t-il. Un petit rire échappa à l’infirmière.
— Préparez-vous car ces moines étaient... surprenants.
Un escalier étroit s’enroulait vers les profondeurs du château. Frewin était parti chercher sa lampe électrique pour ouvrir le chemin. Les marches n’en finissaient plus et Frewin avait les jambes presque douloureuses en débouchant sur un couloir humide et poussiéreux, à plusieurs mètres sous la surface. Des toiles d’araignées tapissaient les murs et le plafond arrondi, flottant dans les courants d’air. Le sol était en terre battue.
Frewin leva le bras au-dessus de sa tête pour éclairer le plus loin possible. Le boyau partait sur plus de vingt mètres, découpé par intermittence par d’autres ramifications.
— C’est immense ! chuchota-t-il.
— Attendez, vous n’avez pas vu le meilleur.
Ils marchèrent jusqu’au premier embranchement où le passage s’élargissait. Des casiers recouvraient les parois sur toute la longueur, des centaines d’alvéoles abritant des bouteilles de vin. Frewin fit un pas sur le côté pour entrer dans une salle d’une dizaine de mètres de large, également occupée par des bouteilles. Par moments, un ou plusieurs tonneaux superposés coupaient cette perspective de ruche, mais partout où il posait le regard, Frewin découvrait une formidable collection de vins.
— Qu’est-ce qu’ils faisaient ici ? s’étonna-t-il.
— J’ai inspecté quelques bouteilles, il semblerait qu’ils rassemblaient des vins de toutes les régions, de tous les pays et de toutes les années.
Tout de même ! Des centaines, des milliers de bouteilles cachées ici ! Et Frewin de se souvenir qu’il y avait peu, l’ennemi occupait encore cet endroit. Il avait fallu jouer de chance et de discrétion pour dissimuler cette réserve.
— Je ne suis pas allée plus loin, avoua Ann. Il y a tellement de couloirs et de salles, cependant je pense que nous devrions trouver un accès à chaque tour du château.
Frewin approuva.
— Parker Collins s’est fait confier le secret de ce sanctuaire par un des religieux avant qu’il ne meure. Ou bien il est notre homme, ou bien il l’a répété à la 3e section pour qu’ils se servent. Ils gardent ça pour eux, et le tueur l’a appris.
Leurs voix résonnaient lugubrement dans ce labyrinthe souterrain.
— Remontons, je vais préparer une inspection plus détaillée avec Monroe et Matters.
Ann demeura muette à l’évocation du sergent Matters. Elle savait combien Frewin refusait l’idée qu’un de ses hommes puisse être suspect. Rien encore ne l’accusait et Ann voulait parcourir son Journal pour en savoir plus. Le temps pressait. Si Matters n’était pas l’agneau que tous voyaient en lui, alors elle devait s’empresser de le démasquer, avant qu’il n’ait le loisir de frapper à nouveau.
— Il faut surtout rester discrets au sujet de cette découverte, que personne ne sache que nous avons mis le pied ici, ajouta-t-il.
Ann le contemplait dans la pénombre de leur lampe. Cet homme si singulier, avec toutes ces lettres qu’il continuait d’écrire à sa femme morte. Ann se félicita de n’avoir rien montré de ses émotions. Quelles émotions ? Elle ne savait plus vraiment. Était-ce de la peine ? De la colère ? Pourquoi de la colère ? Il ne me doit rien, il n’a aucun compte à me rendre ! Pourtant ces lettres l’avaient profondément heurtée, elle le savait. Et soudain, en épiant ses lèvres, son nez, ses yeux et ses mains, Ann reconnut l’émotion qui prédominait : la jalousie. Elle désirait Frewin. Exclusivement.
Elle cilla pour se reprendre.
Trop accaparé par son plan, il termina sans rien voir du trouble de la jeune femme :
— Nous allons lui tendre un piège.